Lire le texte en ligne
L’écologie n’a pas seulement pour objet le réchauffement climatique, le recyclage ou l’énergie solaire, elle n’a pas seulement à voir avec les relations quotidiennes entre humain.e.s et non-humain.e.s. Elle a à voir avec l’amour, la perte, le désespoir et la compassion. Avec la dépression et la psychose. Avec le capitalisme et ce qui pourrait exister après le capitalisme. Avec l’étonnement, l’ouverture d’esprit et l’émerveillement. Le doute, la confusion et le scepticisme. Les concepts d’espace et de temps. Le ravissement, la beauté, la laideur, le dégoût, l’ironie et la douleur. La conscience et la perception. L’idéologie et la critique. La lecture et l’écriture. La race, la classe et le genre. La sexualité. L’idée du moi et les étranges paradoxes de la subjectivité. Elle a à voir avec la société. Elle a à voir avec la coexistence[1].
Dans la Californie de la fin des années soixante-dix, des groupes d’hommes gays décident de tourner le dos à l’hétérocentrisme afin de redéfinir leur orientation sexuelle sous l’angle du paganisme et renouer ainsi avec une identité plus fluide. Ce sont les Radical Faeries, qui comme les écoféministes, vivent en communauté, se positionnent contre le patriarcat et veulent déconstruire collectivement les schèmes de la domination avec l’idée d’appréhender le monde autrement et faire apparaître une nouvelle écologie des relations entre humain.e.s et non-humain.e.s. Ces communautés s’inspirent des spiritualités traditionnelles amérindiennes et se rassemblent périodiquement pour célébrer une des huit fêtes païennes de l’année dans des lieux appelés sanctuaires qui sont la plupart du temps des endroits isolés dans la nature. En posant les gestes d’une nouvelle relation avec le vivant, ces hommes ne veulent plus performer une masculinité hégémonique hétérocentrée toxique, celle que théorisent au même moment des chercheur.e.s australien. ne.s comme Raewyn Connell en créant le concept de masculinité hégémonique définie comme la configuration des pratiques de genre visant à assurer la perpétuation du patriarcat et la domination des hommes sur les femmes[2]. Les Radical Faeris sont heureusement plus intéressé.e.s à jeter les bases d’une nouvelle écologie basée sur une meilleure relation avec ce que nous nommons idéologiquement la nature et que Donna Haraway nomme natureculture[3]. Ce sont les prémisses d’une écologie queer (Queer ecology[4]) où les différentes subjectivités sont envisagées à travers les relations qu’elles entretiennent les unes avec les autres, plutôt qu’en rapport à un référant anthropocentrique.
Depuis l’enfance, Edi Dubien construit un lien privilégié avec les autres expressions du vivant non-humain.e.s, les animal.e.s et les végétal.e.s. Il a pu trouver réconfort et compréhension à leurs côtés quand les humain.e.s le rejetaient car son corps ne répondait pas aux critères normatifs de représentation de la masculinité en cours dans la société. Edi Dubien apprit alors que les humain.e.s étaient enfermé.e.s dans des représentations étroites et qu’elles étaient prêtes à les imposer avec une violence sans limite. C’est lors de ses fugues dans la nature qu’il a appris à panser ses blessures et construire, une masculinité respectueuse des autres formes du vivant, très éloignée de la norme imposée par les dominant.e.s. Il a appris dans ces moments privilégiés que la nature n’était pas cet endroit qui séparait les humain.e.s des autres vivant.e.s mais bien au contraire, un espace plein de ressources et de diversité où tout est interconnecté. Le contraire même de ce que la science a décrit pendant des siècles, en affirmant comme fait naturel l’ordre patriarcal sur la base duquel l’espèce humaine se serait constituée comme communauté, au nom de son caractère de miroir de la nature. C’est un tout autre miroir que nous tend Edi Dubien dans ses dessins, peintures et sculptures où nous percevons autant de figures excentrées et mobiles d’une autre humanité rejetant l’idée d’un sujet cohérent comme origine mais cherchant plutôt un langage commun pour de nouvelles connexions avec les autres expressions du vivant. Les expositions d’Edi Dubien sont des espaces où la dénaturalisation des catégories binaires héritées de la modernité opère au profit d’une invraisemblable multitudes de formes et récits spéculatifs. Apparaissent alors des alliances qui interrogent notre capacité à construire des relations qui ne soient plus fondées sur un rapport de domination anthropocentré. Les corps des jeunes hommes fusionnent avec des fougères dans un territoire où les animal.e.s nous apparaissent parfois fardé.e.s, ou vêtues avec des vêtements humain.e.s. Une mimèsis qui opèrent dans tous les sens, puisque les corps humain.e.s se végétalisent, que les animal.e.s s’humanisent ou que les végétal.e.s s’organisent. Si nos corps comme notre sexe ou notre genre sont construits, il suffit peut-être d’en modifier les matérialités pour que de nouvelles corporéités apparaissent et reformulent enfin une autre relation au vivant. Pascal Lievre
[1] The ecological thought, Timothy Morton, Harvard University Press, 2010, La Pensée écologique, Timothy Morton, traduit de l’anglais par Cécile Wajsbrot, éditions Zulma, février 2019
[2] R.W. Connell, Masculinities, Cambridge, Polity Press; Sydney, Allen & Unwin; Berkeley, University of California Press, 1995
[3] Donna Haraway dessine une nouvelle position qui rejette la dichotomie occidentale nature/culture car nature et culture sont si étroitement liées qu’elles ne peuvent être séparées.
[4] « Le terme “écologie queer” fait référence à une constellation de pratiques interdisciplinaires qui visent, de différentes manières, à perturber les articulations discursives et institutionnelles hétérosexistes dominantes de la sexualité et de la nature, et aussi à réimaginer les processus évolutifs, les interactions écologiques et les politiques environnementales à la lumière de la théorie queer. » Sandilands, Catriona Queer Ecology : Keywords for environmental studies » NYU Press