Le point de vue de la bûche
Je vais à la pêche est la première phrase prononcée dans le premier épisode qui ouvre la série Twin Peaks, c’est aussi une proposition qui d’emblée donne le ton, elle nous invite à chercher, surprendre, comprendre ou ne rien comprendre aux images qui vont suivre. Le plan suivant est la découverte par celui qui prononce cette phrase du corps sans vie emballé dans un sac plastique de Laura Palmer échoué au bord d’une rive, point de départ originel de l’intrigue policière, imaginée par David Lynch & Mark Frost. Une histoire pleine de mystères et de rebondissements où vont circuler tous les points de vue possibles ou non sur l’évènement. Bienvenue à Twin Peaks ce petit village situé au Nord Ouest de l’état de Washington en plein coeur d’une forêt dense et proche d’une abondante cascade dans la plus grande théocratie du monde, les Etats-Unis.
La série apparaît au début des années quatre vingt dix en plein délire postmoderne dans un occident qui affirme que le réel est une fable, que la vérité est un mythe et assure qu’il n’y a aucune libération ni aucun accès au réel possible. C’est la fin de l’idée de progrès et la prise en compte que toute réalité est socialement construite donc infiniment manipulable suivant la fameuse phrase de Nietzsche: Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations*.
Dans le monde de la pensée unique et du populisme médiatique, il n’ y a pas de système alternatif au capitalisme triomphant, héritage des années Reagan/Tatcher et de l’ultra-libéralisme, la postmodernité plongeant dans les ténèbres Les Lumières (Aufklarung) en les radicalisant dans un monde où seul triomphe la loi du plus fort.
Dans ce fatras postmoderne, David Lynch veux faire exploser la frontière entre réalité et fiction mais aussi celles entre raison, science, religion et superstition. Tous les récits, toutes les interprétations de l’évènement Laura Palmer, sont présentés tout au long de la série: Ils sont tous équivalents, tous délirants. Ils n’expliquent rien, ne peuvent rien expliquer tant ils sont des éléments qui cousent une intrigue qui n’a pas d’autre but que d’enchaîner sans fin des vérités qui n’en sont pas. La seule qui finalement s’imposera sera un hybride étrange magico-théologique, où s’affrontent les notions abstraites de bien et mal.
Les années quatre vingt-dix voient en effet triompher aux Etats-Unis les théories créationnistes et celles regroupées derrière le terme Dessein intelligent ou Intelligent design. Le philosophe et théologien William Dembski affirme à l’époque «Le dessein intelligent est l’hypothèse selon laquelle certaines observations de l’univers et du monde du vivant sont mieux expliquées par une cause intelligente que par des processus non dirigés tels que la sélection naturelle ». David Lynch nous montre un réel chaotique où les choses ne sont jamais ce qu’elles semblent être mais où elles semblent liées entre elles par un dessein qui nous échappe.
Dans le foisonnement des personnages et des récits possibles, Lynch met en scène la femme à la bûche, Margaret qui exprime le point de vue non humain sur l’évènement Laura Palmer. Dès le premier épisode, puis plusieurs fois dans la série, elle vient ponctuer les différentes théories en nous incitant à écouter celle que nous ne pouvons pas entendre, le point de vue de l’objet bûche qu’elle promène tout le temps dans ses bras. Margaret croit que son mari bûcheron mort s’est ré-incarné dans la bûche, ainsi elle croit que quand la bûche lui parle c’est lui à travers elle qui lui parle. Alors qu’il est possible qu’elle entende la bûche lui parler vraiment dans un langage qu’elle est la seule à pouvoir entendre et comprendre. Margaret devient dans la série la seule interprète possible entre le monde des humains et celui des objets mais aussi de la nature, elle entend une vérité non humaine, une vérité qui sait qu’elle n’est pas plus vraie que les autres, mais qui existe quand même. Cette vérité même correlationnée par Margaret ouvre une brêche philosophique pour nous permettre de sortir de ce cauchemar postmoderne qu’est le monde de Twin Peaks.
L’époque postmoderne avait déserté la question de la matière pour celle de la perception, la question du noumène pour celle des phénomènes. Cherchant à nous emmener de nouveau au cœur des choses, la femme à la bûche affirme qu’au delà des phénomènes il y a la matiére, les objets annonçant la fin de l’anthropocentrisme aliénant pour un autre mode de pensée.
Je vous invite a? écouter tout ce que la femme à la bûche et la bûche et ont à nous dire:
* Nietzsche, Fragments posthumes 1885-1887.