Mais que me veulent ces deux ombres
Qu’à travers le faux jour de ces demeures sombres
J’entrevois s’avancer vers moi ?
Corneille, Psyché, Acte V
Entrevoir Robert Cahen
Les modes de présentation des images projetées sont multiples dans l’exposition Entrevoir de Robert Cahen au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg. Pour chaque registre d’images montré, le mode de présentation diffère : ainsi à l’entrée deux gros téléviseurs accueillent le corps du spectateur, puis lui sont proposées des vidéoprojections sur les murs dans des salles noires ou blanches ou sur des écrans dégagés du mur, il trouvera au travers des différentes étapes de l’exposition des images projetées sur du carton, du tissu, un rideau ou encore en relation avec un cercle de pierres blanches dans une installation qui invite le corps à créer du son dans une image .
La définition d’entrevoir par le Littré, comme ne voir qu’imparfaitement sans bien distinguer en premier lieu, ou ne voir qu’un moment mais aussi se rendre mutuellement visite, semble bien être le programme fixé par l’artiste dans cette exposition qui explore de nombreuses modalités du voir.
Les images territorialisent l’espace d’exposition en autant d’expériences du visible, comme une invitation à regarder comment le corps voit, et comment il se représente voir ce qu’il voit. Les images que Robert Cahen a choisi de nous montrer sont autant de propositions perceptives du regard. Chaque étape fait vivre au corps du spectateur des états de perceptions qui mesurent la matérialité des images et la matérialité des supports qui viennent isoler ses registres d’images. Cette exposition nous invite à nous frotter au visible, à la perception à la fois de ce qu’on l’on voit, mais aussi comment on le voit, ce qui est donné à voir c’est l’exercice même du mode d’apparition des images que le corps perçoit.
D’après Antonio R. Damasio directeur de l’Institut pour l’étude neurologique de l’émotion et de la créativité à l’U.S.C. (University of Southern California):
La représentation de l’objet externe et celle de soi constituent deux aspects intiment liés l’un à l’autre. Premièrement dans le sens neurologique, il s’agit de configurations mentales formant les images d’un objet extérieur sous la forme de diverses modalités sensorielles, l’ouïe, l’odorat, la vue, le toucher, etc. Deuxièmement, il s’agit d’un sentiment même de soi qui met en image l’état corporel du sujet percevant dans cet acte de percevoir le monde. Il s’agit de savoir, d’un côté, comment le cerveau informe à soi-même quant à son état dans son acte de percevoir un objet et, de l’autre, comment il produit un sens entre l’acte de percevoir et être l’observateur de ce qui est en train de lui arriver. *(1)
Robert Cahen met en scène dans ses images l’articulation entre ces deux états, son entrevoir se pose donc comme l’exploration de registres d’images de mise en scène du corps en train de percevoir un monde plastique qui se modifie sans cesse dans le regard qu’il échange avec lui.
Selon Antonio R. Damasio, la raison même de l’apparition du cerveau dans l’évolution de l’humanité a été d’assurer la survie du corps. Le cerveau a ensuite élaboré en son sein des processus de représentation du corps pour tenir compte de l’état de celui-ci. Le rôle des émotions dans les processus de survie est, quant à lui, de représenter le monde extérieur par le biais des modifications que celui-ci provoque dans le corps. Les fonctions des émotions sont donc de nous rendre sensibles à notre environnement, de nous faire tenir compte de lui et finalement de nous relier à lui. En d’autres termes, ressentir une émotion dépend de la juxtaposition d’une image du corps proprement dit avec une image de quelque chose d’autre, comme l?image visuelle d’un visage ou l’image auditive d’une mélodie. (2)
L’autre motif d’exploration et de présentation de l’exposition Entrevoir, est la mémoire, à travers des registres d’images que l’artiste a assemblé selon les modalités propre au fonctionnement du cerveau. En effet, on sait aujourd’hui que nos souvenirs ne sont pas enregistrés dans une sorte de disque dur comme des entités en soi mais décomposés sous forme d’éléments situés dans différentes parties du corps et réassemblés quand on se souvient ou plutôt quand on se remémore.
Mais que voit-on?
L’exposition commence avec la présentation sur deux monitors de deux bandes vidéos Artmatic, (1980) & L ‘entr’aperçu (1980), où se combinent des images provenant de différentes sources réinterprétées par un montage où les effets vidéos modifient complètement la perception. Elles témoignent d’une époque qui entrevoit les possibles de ce que pourrait être l’image numérique. L’artiste se sert des outils numériques ou effets vidéo de son temps qui transforment sans cesse les images tout comme le fait notre cerveau traduisant un monde chaotique en un monde sensible dans lequel nous projetons du sens.
Ces images ne sont pas des readymade, c’est à dire des morceaux de réel que l’artiste pourrait assembler comme dans un documentaire, mais bien au contraire ce sont des perceptions visuelles réinterprétées par( le corps de) Robert Cahen en autant d’effets vidéo. Nul besoin de chercher une interprétation, un sens caché, une opinion ou un point de vue dans ces images présentées dans cette exposition : l’artiste le dit lui même, il fonctionne à l’intuition, il n’a pas de message à transmettre, c’est plutôt l’expérience physique de la perception du monde dans sa mécanique qu’il rapproche du mode de captation de la caméra qu’il souhaite présenter ici.
Qu’est ce que le visage montre quand il regarde ? Plusieurs vidéos montrent des visages qui regardent en silence l’espace dans lequel ils sont et croisent notre regard en regardant la caméra: la sœur de l’artiste( très) âgée ((atteinte d’une maladie neurologique) Françoise (2013), la même dans son cercueil Françoise endormie (2014),( des)un compositeur mis en scène et 2 Portraits (2013) ou un suaire, Suaire (1997).
Dans la vidéo (L’entre )(c’est!! Entrevoir)(2014) les images présentées sur deux écrans séparés par un espace entre, ont été capturées par deux caméras posées sur un steadicam, une du côté droit et une autre du côté gauche. Les images que le spectateur voit se (complètent au lieu de )chevauchent d’un écran à l’autre en un faux panoramique et nous invitent à faire avec elles l’expérience du regard.
Entrevoir deux images comme les capte nos yeux qui les combine ensuite pour en créer une seule est rendu presque impossible par la présence de deux banquettes positionnées chacune devant un des deux écrans, nous invitant à prendre place. et nous présentant quand on est assis du côté droit ce que voit l’œil droit et réciproquement. Le corps du spectateur peut choisir de s’asseoir sur chacune des banquettes mais aussi de se positionner entre les deux écrans afin de voir l’image dans sa totalité. Les images montrent une forêt dans laquelle (le corps de l’artiste) on se promène enveloppé (accompagné par )d’une bande sonore où l’on entend des extraits du film Les fraises sauvages de Ingmar Bergman, association mémorielle de l’image de la forêt traduite par le cinéphile Robert Cahen.
Dans l’installation Suaire, des visages apparaissent et disparaissent sur un tissu( écran )suspendu au dessus( d’un tas) de pierres blanches formant au sol un cercle. Le( corps du) spectateur est invité à marcher dessus produisant la bande son de l’image.
Dans les cartographies de Robert Cahen, les images sonores sont très présentes sous des formes très différentes. Ainsi dans Le maître du temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale » (2014) le corps de Pierre Boulez est filmé dirigeant (en train de guider) un ensemble de 9 musiciens invisibles( à l’écran,) sans baguette) )juste avec les mains. L’installation plongée dans une salle noire propose de voir le corps de face mais aussi de dos. Cette musique transforme la gestuelle fonctionnelle du chef d’orchestre en une chorégraphie, où le corps dans ses mouvements crée le son que l’on entend.
Enfin dans Temps contre temps (2014), Robert Cahen socle comme dans une sculpture de Bertrand Lavier ou de Constantin Brâncusi, deux œuvres d’art, d’une part Indestructive Objet de Man Ray et L’infiltration homogène pour piano à queue de Joseph Beuys. L’œuvre de Man Ray se présente sous la forme d’un métronome sur lequel l’artiste a collé une petite photographie montant un œil qui se balance de gauche à droite sans cesse en produisant un son mécanique, celle de Joseph Beuys est un piano recouvert entièrement de feutre.
L’image est assez sombre. La vidéo commence avec un plan rapproché sur le métronome et peu à peu le plan s’élargit jusqu’à montrer le piano muet de Joseph Beuys sur lequel il est posé. Pendant quelques secondes on distingue un corps, celui de Robert Cahen caressant le clavier recouvert de feutre.
Pas plus ici, que pour les autres vidéos de l’exposition, vous trouverez un discours interprétatif de l’œuvre souvent basé sur des hypothèses intentionnelles formulées par un auteur mais une description basée sur l’observation et non la spéculation.
Le philosophe Jean-Luc Nancy, dans une conférence sur les vidéos de Robert Cahen, convoque le concept d’Ekphrasis comme clé de lecture de ses œuvres. Une ekphrasis du grec ancien ?????????, : expliquer jusqu’au bout, est un discours descriptif qui met sous les yeux de manière vivace le sujet qu’il évoque.
Pascal Lièvre, Avril 2014
1 – Lihsiang Hsu (2009). Le Visible et l’expression: étude sur la relation intersubjective entre perception visuelle, sentiment esthétique et forme picturale. Manuscrit de thèse doctorat. CRAL, EHESS, Paris.
2 – L’erreur de Descartes : la raison des émotions par Antonio R. Damasio (Edition Odile Jacob, 1995). Titre original : Descartes’ error : emotion, reason and the human brain (Putnam Book, 1994).