La maison féministe
Il n’est pas habituel de tracer, dans une notice d’œuvre, la biographie d’un artiste. Mais puisque nous traitons
ici d’un sujet qui touche à l’intimité (celle d’une famille, d’un artiste et d’un mouvement artistique) pourquoi ne pas se lancer ?
Pascal Lièvre a donc un parcours atypique. D’abord comptable, puis astrologue il se lance assez tardivement en art, au début des années 2000. Pascal Lièvre est un homme charmant, un dandy élégant, bienveillant et généreux.
Lorsque je l’ai invité à participer à Plastic Queer il ne faisait aucun doute pour moi qu’il saurait capter l’esprit et la particularité du projet de l’Afiac. Il a d’ailleurs été un des plus rapides à me répondre et un des plus enjoués par la perspective de partager sa réflexion autour du queer avec un public vivant en milieu rural.
Pascal Lièvre est le tenant d’une œuvre prolifique qui se déploie entre vidéos, peintures, dessins, installations et performances relevant de la culture populaire, de l’histoire de l’art, des engagements politiques et des questionnements philosophiques. L’artiste place le corps, souvent le sien, au cœur de son projet et selon Julie Crenn l’utilise comme le « vecteur critique de la manipulation des images dans l’imaginaire collectif ». Concrètement cela donne, par exemple, une série de vidéos hilarantes où l’on observe Pascal Lièvre chanter des discours philosophiques sur des airs de chansons de variétés ou encore donner des cours de philosophie sous forme de défilés de mode où de jeunes hommes et femmes vêtus ou non défilent sur un catwalk en brandissant des pancartes scandant des textes philosophiques relatifs au corps et à sa représentation. Bref, Pascal Lièvre joue avec les codes, hybrides les genres, manipule les registres de lecture, souvent avec humour et toujours avec savoirs.
Pour Plastic Queer l’artiste a proposé une sorte d’œuvre d’art totale, investissant la quasi-totalité de la maison de ses hôtes et multipliant les médiums et les points de vue. Jusque là submergée par les souvenirs d’une vie passée, la maison, après le passage de Pascal, n’a conservé de son histoire que l’essentiel des meubles pour accueillir un projet dédié aux grandes figures du féminisme international. Portant haut la couleur mauve chère à ces dernières dont l’artiste garnit chaque meuble et objet, cette maison féministe accueillait le public autour d’un échange convivial sur les grandes questions liées au genre et à la condition féminine à travers les écrits et théories de Judith Butler, Angela Davis, Simone de Beauvoir, Monique Wittig et tant d’autres. Livres, photos, textes étaient ainsi laissés à la disposition du public, tandis que dans une des salles de la maison une vidéo intitulée « Féminismes » nous laissait voir l’artiste tracer les noms de théoriciennes et militantes sur un écran de paillettes noires. Chaque nom recouvrant le précédent comme pour signifier l’oubli et sans doute le désintérêt dans lesquels sont aujourd’hui encore laissés ces concepts.
Parties prenantes du projet, Alain et Jean accompagnaient l’artiste dans ses tentatives de recrutement bienveillant sinon de persuasion amusée, allant jusqu’à porter eux-mêmes des T-shirts brodés par l’artiste à la paillette d’or aux noms des principales tenantes de la philosophie féministe.
En outre, plusieurs fois par jour, Pascal Lièvre proposait au public la pratique « d’aérobics féministes », soit la lente et articulée chorégraphie des plus grandes pensées féministes. En effet, après un petit échauffement tout symbolique, le public était invité à suivre les mouvements que l’artiste exécutait au ralenti en prononçant quelques-unes des phrases les plus célèbres des philosophes Simone de Beauvoir, Judith Butler ou Monique Wittig.
En gros cela donne un « On ne naît pas femme, on le devient » ou encore un « L’hétérosexualité est le régime sous lequel nous vivons fondé sur l’esclavagisation des femmes » rythmés par des balancements de bras, des jetés de jambes, sauts et autres étirements que l’on a plus l’habitude de pratiquer en salle avec une musique pop que dans le salon d’une famille ou les murs d’un espace d’exposition. Outre que l’expérience fut drôle et conviviale pour les visiteurs de l’Afiac, il va sans dire qu’elle restera gravée dans les mémoires, comme étant un remarquable moyen de rendre accessibles à tous les plus grands courants de pensées féministes et, une fois n’est pas coutume, d’associer en une œuvre le corps et l’esprit, que l’on a trop souvent tendance à séparer. Autre action forte et symbolique, lors de l’inauguration de l‘AFIAC, l’artiste a tout simplement, avec la complicité de la maire du village, rebaptisé une place au nom de Monique Wittig, cette célèbre essayiste, romancière et militante féministe française décédée en 2003 et à laquelle la République
a fait peu ou pas d’honneurs jusqu’à présent. Pour réparer cette injustice, Pascal Lièvre a permis de renommer temporairement la place centrale du village à son nom, utilisant pour ce faire une petite plaque violette plutôt que bleue. Et la maire de rappeler que seules 2% des rues françaises portent le nom d’une femme ! Gageons que l’édile saura pérenniser ce baptême fiacois en nommant de manière définitive la place du Four en place Monique Wittig.
Magali Gentet