avec Laura Bottereau & Marine Fiquet, Anne Brégeaut, Edi Dubien, Pascal Lièvre, PÖ, Anne Rochette, Camille Sart.
Étudiante en histoire de l’art, j’ai rencontré l’ouvrage Mon Secret (1994) de Niki de Saint Phalle. Un ouvrage de grand format doté d’une couverture rose qui pourrait être un cahier de coloriage, le journal d’un.e enfant.e. En ouvrant les pages du livre, je découvre l’écriture manuscrite et enfantine de l’artiste. Elle y raconte son secret : l’agression de son père, subie alors qu’elle avait onze ans. J’ai été bouleversée par le récit et par la manière plastique par laquelle Niki de Saint Phalle est parvenue à transmettre son expérience traumatisante. Dix ans avant la publication de Mon Secret, Audre Lorde écrivait en 1984 : “Mes silences ne m’avaient pas protégée. Votre silence ne vous protégera pas non plus.” (Sister Outsider)
Mon Secret est depuis ce moment-là dans ma bibliothèque, il m’accompagne comme un trésor. A partir de cette rencontre, j’ai eu d’autres chocs esthétiques où chaque fois l’enfance est travaillée, fouillée, discutée. Pas simplement évoquée. Grâce à un travail personnel récent, j’ai compris pourquoi ces œuvres, ces mots, ces sonorités ont un impact viscéral en moi. Je les comprends parce qu’ils parlent de moi, de nous, de vous. Là se trouve l’origine de l’exposition My Name is Luka. Elle répond à un besoin viscéral, une urgence à parler de l’enfance. Comme à mon habitude, j’ai emprunté le titre d’une chanson pour le transposer à l’exposition. Luka est une chanson de Suzanne Véga, sortie en 1987. J’avais cinq ans. Cette chanson n’a jamais quitté mon esprit – je ne comprenais pas pourquoi. Aujourd’hui elle devient le nom d’un espace où collectivement nous souhaitons discuter des silences qui innervent nos corps depuis l’enfance et perdurent inévitablement dans nos vies adultes.
L’histoire de l’art et les réalités actuelles de l’art nous démontrent qu’il est difficile de discuter des questions de l’enfance. Les représentations, les matériaux, les formes se prêtent à des interprétations plurielles, souvent à de profonds malentendus, des contresens ou deviennent des prétextes pour lutter contre l’art. Pourtant le vandalisme, les demandes de censure et les procès ne donnent en rien le droit à une poignée de personnes de décider d’une manière univoque de parler de l’enfance. Elle reste un territoire complexe à traduire plastiquement, à penser sous la forme d’une exposition ou à mettre en mots. L’imaginaire collectif véhicule un fantasme, une utopie merveilleuse où, lorsque l’enfance est évoquée, il est immédiatement question d’innocence, de naïveté, de tendresse ou de joie de vivre. Ce sont là les ingrédients d’une enfance heureuse et préservée de toute forme de maltraitance que, il faut bien le dire, peu d’entre nous ont vécu. Pour une grande majorité des humain.es, l’enfance n’est pas un pays joyeux peuplé de monstres gentils, un paradis où pour chacun.e la vie serait plus facile. L’exposition My name is luka propose de réfléchir au silence qui entoure les enfant.es. Un silence inhérent à des situations traumatisantes, des paroles blessantes, des gestes et des comportements insupportables. Parce que pour la grande majorité d’entre nous, l’enfance ne résonne pas avec bonheur et sécurité, il me paraît important, voire urgent, d’aborder ces silences pour accompagner la libération des paroles, pour libérer les corps et pour fabriquer un espace collectif de partage, de soutien et d’entraide. Dans un monde idéal, l’espace d’exposition doit être un safe space où chacun.e peut, à travers une visite, un atelier, une rencontre, une question, un regard, comprendre qu’iel est la ou le bienvenu.e dans cet espace où il devient possible de partager son ressenti, son expérience, son silence, ses propres traductions plastiques. Les artistes invité.es traduisent le silence en lui donnant des formes, des représentations, des mots. Les œuvres sont autant de témoignages que de chemins pluriels pour sortir de soi, dire, se reconstruire, réparer, transmettre, apprendre à vivre avec un ensemble de traumas et trouver une manière d’incarner l’indicible.
L’enfant.e (infans) est littéralement celui ou celle “qui ne parle pas”, qui n’est pas doté.e de l’usage de la parole. Celui ou celle qui doit se taire et/ou que l’on fait taire. L’enfant.e n’est pas un motif, iel constitue la part la plus complexe et la plus vulnérable de l’expérience humaine, de nos existences. Les corps des enfants sont en proie à toutes sortes de projections, de violences visibles et invisibles, dont nous avons la responsabilité de discuter clairement, sereinement et collectivement.
Julie Crenn, Berlin, avril 2023