Tabooshima de Pascal Lièvre Revue des Mondes du cinéma

texte pascal lievre monde du cinema
TABOOSHIMA

Le shudo est la tradition japonaise d’une homosexualité de type pédérastique pratiquée au sein des samouraïs de l’époque médiévale jusqu’à la fin du XIXe siècle. Le mot apparaît en 1485 pour la première fois alors que la tradition lui est antérieure dans les milieux bouddhistes, entre les moines et leurs novices, où les relations amoureuses sont très répandues. La pratique en est tenue en haute estime et se voit encouragée au sein du groupe des samouraïs. On la considère alors comme bénéfique pour le garçon, en ce qu’elle lui enseigne vertu, honnêteté et sens du beau, lui est opposé par contre l’amour pour les femmes, accusé de féminiser les hommes et de les affaiblir pour le combat.
Comme le rappelle Paul B. Preciado dans Testo junkie, la masculinité est avant tout une gestion de pouvoir: La masculinité dépend d’une cybernétique du pouvoir, d’un système dans lequel le pouvoir circule à travers des fictions performatives partagées qui se transmettent de corps à corps comme des charges électriques. Le pouvoir du plus âgé, le jeune cherche à l’avoir afin de lui conférer le statut de masculinité dont il a besoin pour appartenir à la classe des dominants.
C’est surtout en Grèce et au Japon qu’ont été encouragés la création de liens sexuels entre hommes dans certains corps d’armée entre des combattants expérimentés et leur disciple, car on pensait alors que deux hommes amoureux se battraient avec plus de détermination et avec une plus grande morale.
Le Bataillon sacré de Thèbes constitue l’exemple classique de force militaire bâtie sur cette croyance, il était formé de cent cinquante couples d’amants pédérastiques. Cependant on peut s’étonner de la persistance du dispositif pédérastique au Japon, alors que partout dans le monde ce système a disparu.
Oshima situe l’action de son dernier film Gohatto, tabou en japonais, juste avant l’ouverture du Japon à l’occident. Il y décrit la circulation des désirs au sein d’un clan de samouraïs, le shinsen-gumi, vers la fin du shogunat en 1865.
Le film raconte comment un jeune homme aux traits délicats et androgynes, Sozaburo Kano, intègre cette milice fraîchement créée pour défendre l’autorité menacée du shogunat par l’arrivée des Occidentaux. Kano est en com- pétition avec un autre jeune homme, Hyozo Tashiro, qui comme lui a réussi à passer les épreuves de combat afin d’incorporer la célèbre garde Shogun. Cependant un lien insoupçonné semble les unir qui va peu à peu se disséminer à l’ensemble de la milice mettant à  jour des tensions et des émotions trop longtemps réprimées. Ils seront finalement recrutés tous les deux par le lieutenant Toshizo Hijikata (interprété par Takeshi Kitano) chez qui l’attraction qu’exerce le jeune samouraï Kano sur le groupe achève de créer une violente confusion mentale que le cinéaste s’évertue à faire résonner avec une société en train de basculer vers une nouvelle ère. Le passage d’un système féodal avec à sa tête, pendant sept siècles, les samouraïs à l’ouverture à l’occident.
Le film d’Oshima se présente comme une métaphore de genre, ou comment un évènement politique se trouve traité à la manière d’une contamination érotique provoquant le chaos dans un groupe d’hommes.
La fin de l’isolement du Japon et de la chute des samouraïs est filmée comme un traité de passions où des fictions performatives de genre unissent les hommes. Un monde où la masculinité se transmet d’homme à homme, selon des rites érotiques très codifiés.
Un monde où les femmes sont traitées comme des domestiques pour reprendre les termes employés par l’une des premières féministes japonaises Toshiko Kishida, dans son fameux discours La Jeune Fille enfermée dans une boîte prononcée le 12 octobre 1883. Cette expression dans la région de Kyoto et Osaka désignait les jeunes filles bien élevées en vue d’un bon mariage. La féministe fut immédiatement arrêtée, jetée en prison et mise à l’amende pour ce discours interprété comme une parabole contre le gouvernement de Meiji.
Ce ne fut pas toujours le cas. Si l’univers des samouraïs est dominé par les valeurs masculines et les archétypes virils, il compte toutefois quelques figures féminines, d’autant plus remarquables que celles-ci sont rares.
Appelées Onna-bugeisha, ces femmes combattantes étaient issues de la haute société. Au XIIIe siècle, l’une des plus importantes d’entre elles, Hojo Masako, prit le pouvoir à la suite de l’abdication de son mari. Elle réussit à accorder aux femmes des droits égaux en matière d’héritage face à leurs frères mais aussi également à pouvoir contrôler leurs finances, à léguer leurs biens, à employer des serviteurs et à élever leurs enfants dans les règles samouraïs. Plus important encore, elles furent également autorisées à défendre leur maison en temps de guerre.
A partir de l’époque Edo au XVIIe siècle, le Japon entra dans une longue période de paix et les samouraïs devinrent des bureaucrates. Le statut de l’Onna-bugeisha diminua significativement et marqua une importante transformation dans l’acceptation sociale des femmes au Japon.
Les samouraïs considérèrent que les femmes n’étaient plus bonnes qu’à donner des enfants, le concept de la femme compagne de bataille disparut presque totalement. Seules certaines légendes en gardèrent la trace, elles continuèrent de hanter les esprits comme les vieux fantômes d’une époque où la distribution des genres opérait autrement.